Image ci-dessus: Direction de la recherche et de la diffusion des collections patrimoniales de BAnQ
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MONTRÉAL, MAI 2006
Sur le sous-main patiné par l’usage repose un cahier rouge armorié. Deux siècles n’ont pas altéré le bel écarlate de la maroquinerie fine. Quelque peu estompée, la dorure figurant le blason de Pompadour demeure cependant parfaitement identifiable, sur la couverture.
Méditatif, le généalogiste Alcide Germain contemple le dernier journal de campagne de Charles-Guillaume-Louis Le Normant d’Étiolles, dit Poisson. Il en achève la retranscription, dans son étude sombre en dépit du soleil printanier qui réchauffe les murs de pierre et les pavés du Vieux-Montréal.
Après avoir combattu vaillamment, le jeune lieutenant a vu Québec prise par Wolfe, Montréal forcée à capituler par Amherst. Plus d’une année de guerre a fait un homme du grand adolescent arrivé en Nouvelle-France au printemps de 1759. Et cet homme a refusé de monter à bord du dernier vaisseau britannique rapatriant les troupes françaises après la défaite. Sa décision défie toute rationalité. Lui, qui aurait pu être promis à un avenir fait d’honneurs et de privilèges, a plutôt écouté son cœur. Entre deux femmes, la jeune Marie-Geneviève de La Pelleterie au Canada et la puissante marquise de Pompadour à Versailles, il a choisi la première.
Sa mère, née Jeanne-Antoinette Poisson, avait abandonné mari et enfants, par amour pour Louis XV. En devenant la maîtresse en titre du roi de France, cette bourgeoise, désormais anoblie, avait accédé aux plus hauts cercles du pouvoir. Mais, en dépit de tardives tentatives de rappro- chement avant le départ du jeune lieutenant pour Québec, elle n’avait pu reconquérir son fils.
C’était à présent au tour de Charles-Guillaume de rejeter cette mère peu aimante. Laissé à lui-même sur les rives du Saint-Laurent, il prenait la mesure des premières conséquences de son choix.
Alcide s’accoude à son bureau. Il veut connaître la suite de l’his- toire du jeune officier. Par curiosité personnelle, certes, mais surtout afin de la raconter à Louise Poisson. Il a fait la connaissance de sa cliente, surnommée Lou, quand elle a voulu remonter jusqu’à son premier ancêtre venu en Nouvelle-France, le lieutenant d’Étiolles, dit Poisson. Leur rela- tion professionnelle s’est muée en amitié au cours des derniers mois et surtout au fil des pages du journal de Charles-Guillaume.
Lou aussi vit une liaison transatlantique. Elle doit épouser un Français, Geoffroy Le Hideux. Une autre affaire de cœur, contempo- raine celle-là, mais tout aussi compliquée que celle vécue jadis par son aïeul. Elle a bien peu de temps à consacrer à son généalogiste en cette année de préparation de mariage. Alcide ne lui en veut pas. Il s’est aussi pris d’affection pour le jeune d’Étiolles, dit Poisson. Il se plaît à compul- ser les pages jaunies couvertes de sa graphie alambiquée et poursuit avec une patience de copiste le déchiffrage des écrits de Charles-Guillaume. Ouvrant le cahier rouge, il retrouve le lieutenant là où il l’avait laissé.
QUÉBEC, OCTOBRE 1760
Un grand frisson secoue Charles-Guillaume. Sur le port désolé de Québec, le vent du fleuve charriant des embruns picotés de cristaux de givre le griffe. Une vague froide monte du plus profond de son être et le glace jusqu’à l’âme.
Me voici seul, seul comme je ne l’ai jamais été.
Depuis son entrée à l’École militaire de Paris il a été soldat, avec tout ce que ce terme représente de rigueur. Mais le cadet-gentilhomme qu’il était à dix ans n’avait jamais été laissé ainsi à lui-même. Un gardien, un maître ou un officier veillait sur lui, même si ces guides étaient souvent sans indulgence. Aujourd’hui, il se trouve complètement sans recours. Son colonel, son régiment, son armée sont partis. Lui a voulu rester. Par choix, mais sans envisager les impacts sur sa propre survie, dans une Nouvelle-France agonisante.
Il lui faut d’abord se mettre à l’abri des bourrasques d’octobre. Pas question qu’il prenne en chasse Shöndahkwa’, qui vient de le quitter. Charles-Guillaume n’aurait pourtant aucun mal à retrouver le Huron- Wendat dans les petites rues de la Basse-Ville qu’il connaît si bien. Que Louis-Antoine de Bougainville lui ait assigné un ange gardien, soit. Le jeune lieutenant y voit là une ultime attention de la part de son protecteur. Mais il se refuse à courir se blottir sous l’aile du guerrier indien à la pre- mière difficulté venue.
Charles-Guillaume remonte la côte de la Montagne, jusqu’à la rue du Sault-au-Matelot. Là, sur le coin, se trouve un cabaret naguère bien fréquenté par les soldats et les marins français. Une enseigne en fer annonçant le Cyprin Doré grince sur ses chaînes. Le nom de l’endroit le
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fait sourire. Non pas au souvenir de beuveries avec ses compagnons d’armes, mais à la pensée de sa mère. Bien qu’il n’ait jamais été proche d’elle, il est de notoriété que la marquise de Pompadour affectionne les poissons rouges qu’elle importe de Chine, semblables à celui figurant sur l’enseigne. Quand il pousse la porte, il se retrouve dans un vivier agité de créatures écarlates d’une tout autre espèce; les tuniques rouges des Anglais pullulent.
Le vacarme qui règne dans tout cabaret est le même, quelle que soit la langue. Rires gras, éclats de voix et engueulades bon enfant fusent, amplifiés par l’alcool. L’apparition d’un uniforme gris et bleu vient brus- quement interrompre ce raffut aviné. Des chopines restent suspendues entre la table et les lèvres de visages soudainement fermés.
— Good afternoon, gentlemen. Could a cold Frenchman join you? It is dreadfully unpleasant out there. (Bon après-midi, Messieurs. Un François transi pourrait-il se joindre à vous ? Il fait un temps terrible- ment désagréable, dehors.)
Par réflexe, Charles-Guillaume s’adresse à ce groupe hostile dans sa langue, qu’il a apprise de son ami et mentor Bougainville.
L’atmosphère s’alourdit encore parmi les buveurs devant la for- mulation si polie que leur a servie cet officier vêtu du justaucorps des Compagnies franches de la Marine. Un Français. Un Français qui ose s’inviter dans un établissement où s’amusent les Anglais. Un Français qui parle anglais. Stupéfaits, les soldats britanniques restent muets.
Une belle voix, issue du coffre puissant du cabaretier, rompt le silence inhospitalier:
— Monsieur d’Étiolles, vous êtes bien l’un des rares à ne pas avoir fait voile pour la France! Venez par là, vous réchauffer! Margot, une table pour le lieutenant!
Voyant leur hôte accueillir si cordialement l’officier français, les soldats reprennent leurs bruyantes libations. Mais les regards coulants trahissent une vigilance sourde même si, à lui tout seul, le Français ne présente aucune menace. Charles-Guillaume se sait surveillé.
Les relations sont chaleureuses entre Jacquot Gourdeau et sa clientèle, quelle qu’elle soit. Les temps sont durs en ce changement de régime. Les Français qui restent n’ont pas le cœur à célébrer. Ils sortent peu, préférant se retrouver en famille, entre amis, à la maison. Et puis, après tout, un cabaretier n’offre-t-il pas un service essentiel aux troupes, peu importe l’uniforme? Commerçant aguerri, Jacquot sait s’adapter dans la foulée de la Conquête de la Nouvelle-France par les Britanniques.
Passant un bras robuste autour des épaules du jeune militaire, il l’installe à une table en retrait. Située près de la porte de la cuisine, elle profite de la chaleur combinée du potager* et du feu ronflant de l’âtre de la grande salle. Les deux Français pourront y converser discrètement.
— Voilà qui vous ragaillardira, lieutenant! affirme à mi-voix le cabaretier en posant devant son client un gobelet d’étain. Une roquille d’eau- de-vie françoise, pour vous. Elle se fait rare ces temps-ci. Pour eux, ces diables rouges, le vin qui tache et la mauvaise bière, c’est bien assez bon!
Pour toute réponse, Charles-Guillaume lève son verre. Il a un allié dans la place. L’eau ardente produit son effet. Si elle brûle d’abord le gosier, elle diffuse ensuite dans tout le corps un bienfaisant réconfort. Ces sensations lui rappellent la goulée de calvados qu’on lui avait administrée quand il avait failli périr lors d’un chavirement de canot dans les eaux glaciales du Saint-Laurent. Il s’ébroue, tant en réaction à l’alcool qu’au souvenir de cet accident.
L’apparition d’une assiette fumante posée devant lui le ramène au présent. D’autant plus qu’elle est servie par la jolie fille du cabaretier, aussi trapue que son père, mais dont le visage plaisant fait oublier la silhouette épaisse. Quand Charles-Guillaume la remercie d’un sourire aux incisives torves, Margot rosit de plaisir.
— Une fricassée de tourte, M’sieur d’Étiolles, annonce-t-elle.
— Merci, j’ai grand-faim, confesse Charles-Guillaume. Et je me présente désormais comme Poisson, mon nom de guerre.
— Oh, pardonnez-moi, M’sieur Poisson. Le pain est plutôt sec, ajoute-t-elle, contrite. Mais si vous le trempez dans la sauce…
Il s’exécute et découvre dans le plat simple un savoureux mélange de gibier à plume et de champignons sauvages. Il hoche la tête en signe d’appréciation.
Voyant que sa fille reste là, debout, à observer son client, Jacquot lui ordonne d’aller s’occuper d’une autre tablée où l’on réclame à boire. Puis il se penche vers Charles-Guillaume.
— Vous ne laissez pas Margot indifférente. Il faut dire qu’avec l’édit d’Amherst qui a ordonné le renvoi en France de toutes nos troupes régulières, on ne verra plus de beaux soldats portant nos couleurs. Vous savez, ce n’est pas parce qu’elle travaille dans mon établissement qu’elle mène mauvaise vie. Je veille sur sa vertu et croyez-moi, ce n’est pas facile avec tous ces hommes en manque de femmes !
L’aubergiste a une fille à marier et les bons partis se feront rares. Pour peu subtile, l’approche a l’avantage d’être honnête. Charles-Guillaume, mastique avant de réagir, se donnant le temps de réfléchir. Il décide d’être bien droit, lui aussi.
— Jacquot, nous nous connaissons depuis le temps où je venais trinquer chez vous, avec mes compères de bouteille. À présent, mon cœur est pris. Je suis resté en Nouvelle-France car je vais épouser Marie- Geneviève de La Pelleterie au cours de la prochaine année. Il serait injuste de laisser croire à votre fille que je suis libre.
— Je reconnais là les propos d’un homme d’honneur, soupire le cabaretier. Comprenez le désarroi d’un père en ces temps d’incertitude. Bon, je saurai consoler ma Margot!
Comme pour se donner du courage, Jacquot se verse une nou- velle rasade d’eau-de-vie avant de resservir Charles-Guillaume.
— Je n’ai nulle part où aller pour passer la nuit, poursuit le jeune homme. Tous ceux et celles que je connaissais sont partis. Les lieux que je fréquentais sont occupés par les Anglois. Puis-je vous demander l’hospita- lité? J’ai de quoi payer.
— Gardez vos sous, lieutenant. Je peux vous donner le couvert mais pas le gîte. J’ai l’interdiction d’offrir des chambres à lit. Je ne peux pas risquer de me faire accuser de tenir un bordel. Et puis chez moi, il n’y a plus de place. Je me compte chanceux qu’on ne m’impose pas d’héber- ger un soldat anglois, déjà que je loge avec femme et enfants ici, au-dessus du cabaret.
Charles-Guillaume ne laisse rien paraître de son découragement. Il déshonorerait son rang. Il salue plutôt son hôte, coiffe son tricorne et enfile ses gants.
— Merci, Jacquot, pour ce généreux repas. Je vous revaudrai ça, quand je repasserai par Québec.
Le cabaretier se lève à son tour et saisit fermement le lieutenant par les épaules, en signe d’au revoir.
— Enlevez votre bel uniforme dès que vous le pourrez, grommelle le cabaretier. Un officier françois pourrait être pris à parti par des Anglois moins bien disposés que ceux qui s’enivrent chez moi.
Ce conseil ajoute aux soucis de Charles-Guillaume. Se dirigeant vers la porte, il se dit cependant qu’il a de plus pressants problèmes à affronter. Non seulement n’a-t-il nulle part où dormir, mais il doit aussi trouver un moyen de retourner à Montréal dès que possible. L’hiver approche et le fleuve va bientôt geler, rendant la navigation impossible. Emprunter le Chemin du Roy pour rentrer à cheval demeure faisable mais hasardeux. Avec ce temps, les ornières durcies nuiront à la monture, les eaux glaciales des nombreux cours d’eau à traverser mettront en péril le cavalier. Un échange animé à une table voisine capte son attention. Ce qu’il entend pourrait bien lui permettre de monter à Montréal.