Emmanuel Obein, maître compagnon, n’est pas venu seul au Palais de l’Élysée. Le petit homme roux est accompagné d’un collègue dont la spécialité est la remise en état des parquets d’époque. On profitera de travaux à effectuer au décor du Salon Pompadour pour rafraîchir le plancher qui a mal vieilli. La mission première du maître compagnon: redresser une colonne. La semaine précédente, Emmanuel Obein a inspecté les lieux. Il en est arrivé à la conclusion qu’il lui faudrait démonter le pilier en question afin de rétablir les ancrages qui le maintiennent à la structure. Il a mis au jour un travail bâclé, indigne d’un tel lieu.
– Ni fait, ni à faire! Ils ne savaient pas travailler ceux qui ont installé ça! grogne-t-il.
Avec un soin infini, prenant garde de ne pas toucher les autres éléments décoratifs, il procède donc à l’enlèvement de la colonne cannelée, enjolivée de motifs dorés, et du panneau de boiserie qui cache son assise. Mais avant qu’il ne poursuive les travaux, il faut décaper le parquet à la paille de fer puis apposer une cire d’abeille chaude, à l’ancienne. En sa qualité de maître d’œuvre, c’est lui qui, de bon matin, se doit de superviser l’opération.
Ce traitement spécifique des parquets du XVIIIe siècle n’est que l’une des nombreuses techniques séculaires qu’Emmanuel s’enorgueillit de maîtriser à la perfection. En sa qualité de maître compagnon, il se sent investi d’une mission, celle de perpétuer le savoir-faire français, issu des grandes traditions qui visent à préserver le patrimoine des arts décoratifs. Ainsi, peut-il tout aussi bien revernir sans toucher aux pigments d’origine un bénitier en porcelaine de Vincennes pour le Vatican, reproduire au chiqueteur et à la feuille d’or des milliers d’abeilles impériales sur l’un des plafonds de l’École militaire de Paris, restaurer de la cave aux combles une demeure du Limousin ayant appartenu à Lafayette, redonner son lustre à une entrée du Palais royal de Madrid. Peu importe l’envergure ou la délicatesse de la tâche, il s’y attaque avec toute sa science, avec tout son art. Son talent lui a valu d’être reconnu Meilleur Ouvrier de France, avant d’être sacré Meilleur Ouvrier d’Europe.
Pas étonnant, donc, que ce soit lui que l’on réclame à la première adresse de France. Le Palais de l’Élysée accuse le passage des ans. À certains égards, la résidence présidentielle ressemble à une dame plutôt décatie, ayant constamment besoin de soins pour entretenir sa splendeur d’antan. Cette fois, c’est l’ancienne chambre de parade de la marquise de Pompadour, devenue aujourd’hui le salon du même nom, qui requiert son attention.
Tout se passe sans encombre jusqu’au moment où la ponceuse, glissant à la base du mur mis à nu, fait basculer une pointe du parquet juste devant l’emplacement des travaux en cours. Un chevron s’est enfoncé, comme si l’on avait mis le pied sur une pédale. Les artisans croient d’abord à un dommage au sol. En regardant de près, ils remarquent que non seulement le parquet s’est soulevé sur une charnière, mais aussi que la cloison qu’il jouxte s’est ouverte. Tel un levier, la partie mobile du plancher a actionné une porte. Une petite ouverture à deux battants, jusque-là masquée par le crépit grossier, s’est entrouverte.
Emmanuel Obein identifie tout de suite de quoi il s’agit: une cache, un mur en creux. Un recoin secret jusqu’alors dissimulé par la colonne décorative. Bien qu’au cours de sa longue carrière, le compagnon ait plusieurs fois fait des trouvailles inattendues, comme un lot de louis d’or à l’Hôtel de la Marine ou des ouvrages mis à l’index oubliés dans les murs d’un appartement bourgeois, ce qu’il devine dans l’entrebâillement le met sur ses gardes. Il est ici au cœur du pouvoir de l’État. Cette découverte doit être traitée avec la plus grande circonspection.
Il connaît le protocole à respecter face aux autorités historiques et muséales. Mais, que doit-il faire ici, dans ce cadre hautement politique? Appeler la sécurité du palais? Prévenir Jean-Pierre Borde, le conservateur de l’Élysée? Cet homme, aux manières aussi raides que son costume trop bien pressé, qui ne daigne se montrer courtois qu’avec ses égaux ou ses supérieurs, ne figure pas dans le palmarès des interlocuteurs préférés du maître compagnon. Emmanuel n’aime pas sa façon de le toiser du haut de sa stature et de son statut. Il n’a pas envie de lui faire part de sa découverte, qui pourrait être importante, il le sent.
En plus de son exceptionnelle dextérité, une autre qualité contribue à l’irréprochable réputation d’Emmanuel Obein: une discrétion que ses distingués clients apprécient plus que tout. Jamais il ne se laisse aller à raconter des anecdotes sur le quotidien ou l’intérieur des augustes personnalités dont il restaure les propriétés. Secrets d’alcôves, comportements déviants, fêtes sauvages, transactions douteuses ou simplement lourds chagrins et drames intimes, Emmanuel pourrait en dire long sur les grands de ce monde. En cette époque où sévissent paparazzis sauvages et journaleux sans conscience, sa réserve maintes fois démontrée est hautement prisée des pontifes, têtes couronnées, gouvernants ou simples célébrités bien nanties chez qui il est appelé à œuvrer. Aujourd’hui, confronté à une cache encore mystérieuse, il sait d’instinct qu’il doit agir en toute confidentialité, tant qu’il n’aura pas établi à quoi il a affaire.
Il décide d’abord de déterminer ce qui s’y trouve. Avec précaution, il écarte davantage les étroites portes. Ce qu’il y voit le laisse perplexe.
– On dirait un suaire, observe avec frayeur le parqueteur, qui regarde sans gêne par-dessus l’épaule du maître compagnon.
Obein espère que l’étoffe blanche ne recouvre pas un cadavre. Il a bien retrouvé, voici quelques années, des restes humains murés dans la maçonnerie d’un château de province. Il imagine le scandale: un squelette dans le placard de l’Élysée! De ses mains habiles, il repère le joint entre les rebords de ce qui ressemble à un drap blanc. Avec d’infinies précautions, ses doigts habitués aux ouvrages les plus fins, séparent les pans du tissu visiblement ancien.
Derrière lui, les hautes portes-fenêtres qui donnent côté jardin éclairent la scène. Frappée par la lumière du matin, une riche étoffe bleue à décoration florale brochée de fils d’or et d’argent apparaît. Une robe, une robe somptueuse se révèle. Une tenue de cour ou d’apparat peut-être. S’enhardissant un peu, Emmanuel poursuit son inspection. Il a tout à coup un mouvement de recul. Les poils carotte de ses avant-bras se dressent sous l’effet d’un frisson.
– Il y a un corps? s’inquiète son collègue devant la réaction involontaire du maître compagnon.
– Presque. On dirait qu’il y a du sang partout sur cette tenue. Comme si quelqu’un avait été tué dedans. C’est peut-être une preuve compromettante qu’on aura voulu dissimuler, spécule Emmanuel à mi-voix.
Ne sachant trop que faire, il décide de se décharger de ce problème sur une connaissance en qui il a toute confiance. Sortant son portable, il a vite fait d’établir la communication.
– Monsieur Le Hideux, Emmanuel Obein à l’appareil, se présente l’artisan d’une voix qui commande l’attention immédiate; le ton est ferme mais le volume contrôlé. Il ne veut surtout pas ébruiter la nouvelle de sa découverte. Je viens de mettre au jour quelque chose qui requiert votre expertise d’historien du costume. Vous devez venir, immédiatement!
Le maître compagnon se doute bien qu’il ne pourra garder longtemps secrète l’existence de la cache et de son contenu. Beaucoup de monde s’agite à l’Élysée. De plus, versé en matière de motifs décoratifs, il a cru déceler dans l’étoffe un détail qui pourrait bien déclencher de vives réactions et allumer d’intenses convoitises. « Oh, là, là qu’est-ce qu’il serait excité, Borde, s’il voyait ça! » pense l’artisan.
Il sait que si le conservateur s’en mêle, l’avancement des travaux sera compromis. Avec lui, rien n’est jamais simple. Il imagine déjà tout un bataillon de fonctionnaires débarquant sur son chantier, sous le commandement de Borde. Emmanuel Obein n’aime pas que l’on bouscule l’ordre qu’il a établi. Il n’a qu’un souhait: que Geoffroy Le Hideux arrive vite, très vite.